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Anatomie du voyage à l’heure du tourisme

Dans L’impossible voyage, Marc Augé écrit : « Peut-être une de nos tâches les plus urgentes est de réapprendre à voyager, éventuellement au plus proche de chez nous, pour réapprendre à voir. »

 La période de confinement domestique, local et national, que nous vivons actuellement nous offre une parenthèse opportune, une vacance idéale, pour réfléchir et pour interroger notre relation intime au voyage, et tenter de sonder ce qui se joue sous nos désirs d’ailleurs, à l’heure du tourisme de masse globalisé.

Pour nous y encourager, le sociologue et essayiste Rodolphe Christin nous propose, avec ses deux ouvrages Manuel de l’anti-tourisme et La vraie vie est ici : voyager encore ?, une lecture à la fois inquiétante et vivifiante, dérangeante et stimulante.

Dans l’avant-propos de la nouvelle édition de son Manuel de l’anti-tourisme (initialement publié en 2017), Rodolphe Christin égrène froidement quelques chiffres, dresse un rapide état des lieux, pose quelques jalons, histoire de savoir « d’où l’on parle » :

  • Le nombre de touristes ne cesse d’augmenter : de 25 millions en 1950, les arrivées de touristes internationaux dans le monde sont passées à 279 millions en 1980, à 674 en 2000, pour atteindre 1,186 milliard en 2015.
  • Les chiffres d’affaire aussi, avec des recettes passant de 2 milliards de dollars américains en 1950 à 104 milliards de dollars en 1980, puis à 495 milliards de dollars en 2000, pour se situer à 1 260 milliards de dollars en 2015.
  • Le tourisme est désormais la première activité économique mondiale, mais, avec 200 millions de personnes concernées dans le monde, n’est qu’un pourvoyeur d’emplois relativement modeste.
  • S’il reste minoritaire, depuis 2004, le nombre de voyages lointains (entre des régions continentales différentes) augmente plus fortement que les voyages à l’intérieur d’une même région. D’où le recours croissant aux voyages en avion, ce grand producteur de gaz à effet de serre. C’est dans ce secteur que se concentrent les perspectives majeures de la croissance économique du tourisme.
  • Un dernier chiffre signifiant (parmi ceux mentionnés dans l’ouvrage) : les touristes ne représentent que 3,5 % de la population mondiale – le tourisme restant pour quelque temps encore un loisir de riches typiquement occidental.

Si la plupart d’entre nous avons développé une vision volontiers romantique du voyage, héritée notamment d’une certaine contre-culture sportive et littéraire datant des années 1960 et 1970 – période où, comme le formule joliment Rodolphe Christin, « l’or du voyage n’était pas encore menacé par le fric touristique » ‑ il apparaît bien difficile en 2020 d’entretenir cette manière de récit, de tenir cette posture, d’alimenter toujours et encore cette même fiction.

L’exemple récent de Xavier Thévenard, triple vainqueur de l’Ultra Trail du Mont Blanc, nous renvoie à nos contradictions. Ce décalage. Et illustre parfaitement à lui seul cette distorsion entre un « imaginaire du voyage initiatique, transformateur de soi et découvreur d’univers, se heurtant à la réalité du tourisme, laquelle apparaît tout à coup comme une réalité brouillée, défigurée. » Xavier Thévenard, passionné d’outdoor et de montagne, qui, mi-juin, déclarait très officiellement par voie de presse « ne plus vouloir prendre l’avion pour aller courir à l’autre bout de la planète » afin de rester cohérent avec sa fibre écologique et son amour de la nature. Avant, semble-t-il, de nuancer quelques jours plus tard son propos, confiant au site U-Trail.com qu’il se limiterait finalement à des vols de moins de 3 heures.

Les deux essais que nous propose Rodolphe Christin possèdent cet immense avantage de n’enfermer personne dans des cases – « il y a parfois du voyage dans nos tourismes et toujours du tourisme dans nos voyages », et de ne jamais prendre le lecteur de haut. Composés de chapitres courts et rythmés, ses deux livres s’alimentent et se répondent l’un l’autre. Tour à tour, se succèdent analyses à froid, courts pamphlets, cris du cœur tenant lieux de manifeste, idées iconoclastes, pensées philosophiques et petites piques ; sa cible préférée restant « ceux qui se voudraient des “aristocrates” du voyage… aristocrates comme furent justement les premiers des touristes. »

Reste que si l’entreprise se veut lucide et réaliste, elle n’en reste pas moins, en creux, une formidable ode au voyage :

« Vous ai-je dit, nous prend à témoin d’emblée Rodolphe Christin, combien ce plaisir m’était agréable, malgré les contrariétés de plus en plus nombreuses ? Mon écriture aurait-elle vu le jour sans ces voyages ? Pas sûr. »

Avant de conclure, quelque 250 pages plus loin (et après avoir convoqué à la barre des témoins, après maints autres écrivains, le très emblématique Jack Kerouac) :

« Un voyage abouti ouvre une brèche dans la muraille. Le voyageur rejoint alors sa personnalité véritable, qui n’est plus actuelle, qui n’est pas moderne, qui sert de pont entre les époques et les humanités, pour laquelle il n’existe ni dedans ni dehors. Pour parvenir là, il faut savoir disparaître, prendre des distances avec soi-même. Alors le voyageur écoute en lui toute l’histoire et les potentialités humaines, il devient ce “catalyseur de l’univers” dont parlait Antonin Artaud dans ses Messages révolutionnaires. (…)

Bien entendu, tous les voyages ne débouchent pas sur une telle lumière. Il s’agit là d’un point d’orgue de la conscience, rare et fragile, mais il suffit de l’avoir frôlé pour s’en trouver profondément bouleversé. »

Vincent Chrétien

Références : Rodolphe Christin. 2017. Manuel de l’anti-tourisme. Ecosociété, 144 p. et Rodolphe Christin. 2020. La vraie vie est ici. Voyager encore ? Ecosociété, 136 p.

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